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L’accident
Janvier 1961
C’est bientôt mon anniversaire, je vais avoir 11 ans le 28
de ce mois.
Qu’est ce que cela change ? Je n’aurai pas plus de cadeau
pour mon anniversaire que je n’en ai eu pour Noël, comme
d’habitude…
Pas de petit menu spécial non plus, ni de goûter venant de
Tatie. C’est dommage car j’adore les gâteaux,
particulièrement les quatre-quarts, comme Tatie en avait
préparé un, quand son amie lui avait rendu visite, avec ses
enfants, la semaine dernière.
En attendant, je vais à l’école ! Et ça aussi… c’est
toujours pareil ! Enfin, c’est ce que je crois…
Aujourd’hui, il fait beau. Dans la cour de récréation on
joue à « cache-cache » avec mes copines. On s’amuse bien !
Sur le côté de la cour existe un grand bâtiment où se
trouvent les lavabos et les cabinets.
Une fille doit compter les yeux fermés, jusqu’à vingt, avant
de nous chercher. Pendant que mes camarades se cachent dans
les cabinets, moi, je fais le guet à la porte du bâtiment
restée entrouverte. Je me penche en m’accrochant de la main
droite à l’encoignure de la porte, ne laissant dépasser que
le bout de mon nez. Je suis fébrile.
Soudain, une violente douleur m’envahit toute entière. Une
petite fille allant aux lavabos a refermé la porte,
m’écrasant les doigts.
Plus je hurle, plus elle est effrayée et paralysée par la
peur. Puis, sa réaction est plus d’insister à refermer la
porte plutôt qu’à l’ouvrir…
Heureusement que d’autres fillettes viennent à mon secours
pour ouvrir cette porte ! Elles m’aident à retirer ma main
ensanglantée et, me conduisent dans le bureau de la
Directrice. Trois de mes doigts,
l’index, le majeur et l’annulaire, sont blessés. La
Directrice me fait baigner les doigts dans un bol remplit de
Dakin pur. Je suis en larme, je souffre terriblement.
Pendant ce temps, elle téléphone à un médecin qui lui
recommande de me conduire tout de suite à son cabinet. Je
suis loin d’être au bout de mes peines avec mes doigts
meurtris, mais je ne le sais pas encore… Heureusement !
Mais pour le moment, le docteur me demande d’être
courageuse.
« Je dois t’arracher les trois ongles, qui sont ressortis de
moitié, me dit-il. »
Je suis terrifiée.
Il me prend la main et, avec une pince, m’enlève habilement,
un à un, les trois ongles. C’est très douloureux !
Ensuite il me pose un énorme pansement, après avoir
désinfecté les plaies. Et l’on me ramène en voiture chez
Tatie.
Mon père a été prévenu rapidement par l’école.
Le lendemain matin une infirmière m’accompagne par le train
jusqu’à Paris (Gare d’Austerlitz) où mon père vient me
chercher, accompagné de mon frère. Il doit me faire soigner
dans un hôpital parisien.
Avant mon départ de Ballan, Tatie a fait une belle
démonstration de sensiblerie en me certifiant que j’allais
l’oublier. Elle n’a rien à craindre, je ne l’oublierai pas
de sitôt. Cet accident a tout de même du bon, je suis partie
de chez elle où j’espère ne jamais revenir !
Gauchère
Dès mon arrivée à Paris, mon père me conduit à l’hôpital de
La Salpêtrière. Il travaille au service ouvrier. Quand il
arrive à l’entrée, il dit toujours :
« Bonjour, je suis de la Maison ! »
Cela me gêne le plus souvent ; il me semble que les gens
entrent et sortent assez facilement sans qu’il n’y ait
besoin de le justifier !
Dans le service où nous nous rendons, le médecin examine ma
blessure après qu’une infirmière ait défait mon pansement.
Je dois trempées mes doigts dans un récipient contenant un
produit antiseptique, il reste de la gaze collée aux plaies.
Elle m’applique ensuite des compresses où elle a déposé une
pommade noire qui me brûle énormément.
Avant de quitter l’hôpital, je reçois une injection
antitétanique.
L’infirmière me fait une remontrance et me traite de
douillette car j’ai peur de la grande aiguille au bout de la
seringue.
Je suis de nouveau rue Chénier avec mon père et mon frère.
Papa est énervé contre moi car, dit- il :
« Pourquoi es tu allée mettre tes doigts dans l’encoignure
de cette porte ?! »
Je vais de nouveau à l’école rue Dussoubs. Le niveau de la
classe du CE2 doit être trop fort pour moi, ici, puisque je
me retrouve en CE1. Décidemment, j’ai commencé l’année
scolaire à Ballan-Miré au petit cours élémentaire et j’y
étais également à la pension.
Ils veulent tous me faire apprendre le programme par cœur !
Il est vrai que de toujours changer de lieu et d’école en
cours d’année scolaire, me crée des difficultés à comprendre
et à retenir tout ce que je dois apprendre.
Je n’aime pas ma maîtresse !
Elle est vieille, moche, désagréable et elle a de la
moustache !
Elle n’a pas évolué depuis la dernière fois !
Oui c’est vrai, j’ai déjà été en classe avec cette
maîtresse. Comme j’étais gauchère à cette époque, cette
vilaine institutrice me tapait sur les doigts de la main
gauche avec une règle afin que j’écrive de la main droite.
J’ai eu beaucoup de mal à y arriver. Ça me semblait
pratiquement impossible. J’écrivais donc très mal.
Aujourd’hui je n’en sais pas beaucoup plus, mais si je ne
m’étais pas blessée la main cette méchante m’aurait vue
écrire facilement de la main droite. Elle passe dans ma
rangée et me voit inactive ; je n’écris pas le devoir qui se
trouve au tableau. Elle semble étonnée. Je me dis qu’elle
doit être aveugle, en plus ! Je lui explique, au cas où elle
n’aurait pas vu mon énorme pansement, que j’ai la main
droite blessée.
Stupéfaite, elle me regarde et me rétorque :
« Et bien… écrit de la main gauche ! »
Le panaris
Cela fait plusieurs jours que je vais à l’école rue
Dussoubs, et, je me débrouille tant bien que mal en classe.
Mais, aujourd’hui je suis préoccupée ; l’un de mes doigts
blessés, le majeur, me fait très mal.
Juste avant d’aller à la cantine la maîtresse en a parlé à
la directrice et, cette dernière m’a proposé de rester me
reposer l’après midi dans le préau. Je suis satisfaite de
son initiative, comme ça je peux supporter cette douleur
lancinante en ne grimaçant pas devant les autres élèves.
C’est la fin de l’après midi. Voici enfin l’heure de la
sortie !
En arrivant chez moi, j’exprime mes inquiétudes à mon père.
Il me rassure en me disant que nous retournerons demain à la
consultation de La Salpêtrière.
Le lendemain matin, à l’hôpital, le docteur n’est pas étonné
que je souffre beaucoup :
« Tu as une infection, me dit-il, tu as un panaris ! »
Puis, il me dit, que j’ai de la chance en constatant que mes
deux autres doigts sont guéris. Seul le doigt malade est
enveloppé dans un pansement avec une nouvelle pommade. Je
dois prendre également un traitement antibiotique. C’est
l’affaire de quelques jours… me dit le docteur.
Courageux et déterminé
Que se passe t-il donc ? J’allais mieux, les antibiotiques
calmaient la douleur, je croyais être presque guérie, mais
ce matin les élancements redoublent de plus belle. Mon père
est très énervé. Il expédie mon frère à l’école et nous
prenons le métro, direction La Salpêtrière.
L’infirmière défait mon pansement… Elle semble impressionnée
de l’aggravation de mon état. Elle en informe le médecin. Ce
dernier est inquiet. Il explique à mon père que si mon doigt
n’est pas cicatrisé à l’heure actuelle, il va falloir
adopter une décision énergique.
« La blessure entre en putréfaction, renchérit-il, à cause
des bactéries résistantes aux antibiotiques. »
J’ai du mal à comprendre ce que veut dire le docteur. Mon
père juge bon de m’informer exactement de mon état :
« Ce médecin veut te couper le doigt, s’exclame t-il ! Il
pense qu’il n’y a pas d’autres solutions, sinon, toute ta
main peut s’infecter. Je crois qu’il se trompe. Nous allons
en voir un autre et, se tournant vers celui qu’il considère
incapable : on ne coupera pas le doigt de ma fille !! »
Je suis horrifiée de la situation dans laquelle je me trouve
! J’espère que mon père a raison de prendre cette décision
et que c’est ce médecin qui fait preuve d’incompétence ;
mais de toute façon, je ressens une vive émotion à l’égard
de mon père. C’est un sentiment de gratitude.
Hospitalisation
Mon père ce héros… je ne crois pas ! Mais tout de même…
Du haut de mes onze ans, je le vois se démener allant d’un
service à un autre. Il souhaitait que ce praticien consulte
un confrère avant de prendre une décision définitive «
m’amputer un doigt ! »
Mon père connaît quelques personnes ici, au service
hospitalier. Il espère avoir un avis médical différent de
celui qui vient d’être donné.
« Nous avons quelques jours devant nous » me dit-il.
J’ai de la chance ! Il n’a fallu que quarante huit heures
pour qu’il rencontre la bonne personne.
Je me trouve, aujourd’hui, devant un chirurgien.
« Nous n’allons pas te couper le doigt, petite fille, me dit
ce gentil docteur. Nous allons l’opérer.
D’ailleurs, tu vas choisir si tu souhaites que l’on
t’endorme seulement le doigt, ou si tu veux être endormie
toute entière. »
Je regarde mon père. Il me sourit. C’est la première fois
que je peux prendre une décision me concernant.
Courageuse, oui. Téméraire… une autre fois.
Je choisis de ne rien voir de l’intervention, donc que l’on
m’endorme complètement.
La peur qui m’oppressait jusqu’ici se dissipe et, les
sanglots retenus s’extériorisent par des contractions
spasmodiques. Cela m’arrive chaque fois que je suis
oppressée et qu’un dénouement heureux intervient en ma
faveur.
Le lendemain matin je suis hospitalisée. Pendant que mon
père effectue l’admission, une aide soignante me conduit
dans une salle commune où sont réunis les enfants, garçons
et filles.
« Que cette pièce est grande ! »
Il y a deux rangées de lits blancs et au centre une longue
allée. Beaucoup de ces lits sont occupés. Je suis arrivée
avec une petite valise contenant mes accessoires de
toilette, mon pyjama et un gilet. Mon père vient m’embrasser
avant de partir. Je vois que maintenant lui aussi est
rassuré.
Après que je sois allée aux lavabos me déshabiller et mettre
mon pyjama, une infirmière me dit que je n’aurai qu’un
bouillon au diner afin de ne pas avoir de vomissements lors
de l’anesthésie.
Mais, en attendant… face à moi, dans l’autre rangée de lits,
un garçon de mon âge m’observe.
Après avoir hésité, il s’approche de mon lit et m’interpelle
:
« Bonjour. Comment tu t’appelles ? Moi, c’est Benoît.
- Bonjour. Moi, c’est Régine.
- T’es ici pourquoi ? Moi j’ai été opéré de l’appendicite.
- Moi, je vais être opérée du doigt ». Puis je lui raconte
ma mésaventure. Il est impressionné ! Cependant, il s’étonne
que je n’aie pas apporté avec moi des illustrés et des
friandises.
« Si ta mère t’en apporte pas, me dit-il, je t’en donnerais.
Toute ma famille vient me voir. Ils m’amènent tous quelque
chose !
- Ma mère ? Elle viendra pas ! Elle est partie. Moi et mon
frère, on habite avec notre père. Il travaille dans cet
hôpital au service ouvrier. »
Benoît est chaleureux, démonstratif et généreux. Il occupe à
plein temps toute ma journée. Je ne suis à jeun que ce soir,
alors Benoît m’offre quelques gâteaux et bonbons. Tant mieux
car le repas du midi n’était pas très bon. J’ai de quoi lire
aussi… quand il m’en laisse le temps, le bavard…
L’opération
Et voici… le jour et l’heure où l’on vient me chercher pour
me conduire en salle d’opération. J’ai bien dormi, je ne
suis pas trop anxieuse. Je fais confiance au chirurgien.
Benoît, qui discute avec un copain, me fait un petit signe
de la main. Au bloc opératoire une infirmière assiste le
chirurgien. Elle me rassure quand un autre docteur m’endort
en me posant un masque sur le visage.
Et voilà… opérée, réveillée, allongée sur un chariot,
recouverte d’un grand drap, un monsieur en blanc me
reconduit en salle. Une fois sur mon lit, on me donne un
calmant car je souffre beaucoup. Je passe la journée à
somnoler. Pour la nuit, je reçois un autre calmant.
Le lendemain matin, j’attends mon petit déjeuner. Je souffre
moins que la veille même si j’ai mal dormi. J’ai droit à un
autre calmant et Benoît est venu prendre de mes nouvelles.
J’ai été prévenue dés mon arrivée, je dois rester à
l’hôpital deux semaines environ.
Il y a quelques jours maintenant que je suis ici. Je n’ai
plus mal au doigt. Le pansement a été changé et cela c’est
bien passé.
Benoît a eu de la visite. Il a eu de nouveaux illustrés et
d’autres friandises… Donc, grâce à Benoît, j’en ai eu aussi.
Mon père vient me voir chaque jour après son travail. Etant
du personnel, il a la liberté de venir même en dehors des
heures de visite. Il m’apporte toujours son dessert de la
cantine.
Papa a acheté des fournitures pour que je puisse dessiner.
Demain, il sera de repos, il ne viendra pas. Je ne verrai
pas non plus mon frère. Les enfants bien portants ne sont
pas autorisés à venir voir les enfants malades.
Aujourd’hui, j’ai fais la connaissance de Claire. Elle est
plus petite que moi. Son lit est dans la même rangée que le
mien. Claire est hospitalisée pour une grande fatigue.
Comble de malchance, dans cette famille, son petit frère est
hospitalisé aussi. Il se trouve dans le lit juste à côté
d’elle. Il a été mordu à la main droite, par un chien. Comme
moi, il a un pansement. Je suis tantôt avec Claire pour les
jeux de filles et le dessin et, tantôt avec Benoît pour la
lecture et les sucreries. Eux, ils ne s’entendent pas
ensemble.
Dans quelques jours je vais quitter l’hôpital. Une simple
gaze recouvre maintenant ma cicatrice et demain elle sera à
l’air libre.
Je vais pouvoir de nouveau écrire de la main droite, puisque
je suis complètement guérie. Il faut dire que pour dessiner
cela ne m’a pas beaucoup gêné. Je suis et je resterai
gauchère pour cette activité.
Confidences
Aujourd’hui, Claire et moi, nous nous sommes disputées. Elle
veut toujours décider de tout. Je ne suis pas d’accord. Nous
restons donc chacune de notre côté. Une dame de service, qui
distribue les repas du midi, s’approche de moi et chuchote à
mon oreille :
« Dis donc…pour Claire, il faut être gentille avec elle…elle
est très malade…elle a un cancer. Il ne faut pas que tu lui
en parles, elle ne le sait pas. On va la soigner ici. »
Puis cette dame me conseille de me réconcilier avec Claire.
Je suis consternée que cette adulte m’ait confiée un secret
d’une telle gravité. Si j’étais une fillette bavarde,
qu’adviendrait-il de cette confidence? Mais Claire n’a rien
à craindre, je suis touchée de son état de santé et nous
jouons de nouveau ensemble. J’en informe seulement mon père.
Il me rassure en m’expliquant, que si cette personne a fait
preuve de légèreté à mon égard, c’est qu’elle sait
parfaitement que Claire est en bonne voie de guérison. Tout
va donc pour le mieux…
Plus que deux jours avant ma sortie. Je suis impatiente, ce
qui ne m’empêche pas de passer une bonne nuit.
Enfin presque…
Je me réveille, vers cinq heures du matin, pour aller aux
toilettes. C’est curieux ? En me passant la main dans les
cheveux, j’en retire sur mes doigts une pâte d’une texture
légèrement collante. En me voyant dans la glace des lavabos,
je m’aperçois que le devant de ma chevelure et mon front en
sont recouverts. Je constate que cette pâte à l’odeur
mentholée n’est autre que du dentifrice. Je suis en colère.
Qui a eu cette plaisanterie de mauvais goût ?
Après un débarbouillage en profondeur, il n’aura pas fallu
longtemps pour que je connaisse les coupables. Benoît, qui
ne dormait que d’un œil et, qui m’a observé depuis que je
suis réveillée, est venu me trouver, gai comme un pinson.
« Régine … chut…écoute. C’est moi et mes copains qui avons
barbouillé tout le monde de dentifrice. Faut pas le répéter.
On va bien rigoler demain matin. On dira pas qui a fait ça.
»
Benoît retourne se coucher. Il a omis de s’inquiéter de mon
état d’esprit afin de savoir si j’avais vraiment apprécié
cette petite farce. Ce n’est pas la direction de mon lit que
je prends, mais celle du bureau de l’infirmière de garde,
et, je lui raconte tout.
Le lendemain matin, il y a une certaine fébrilité dans notre
grande salle. Avant même le petit déjeuner, un Benoît
méconnaissable se dirige vers moi. Il est furieux. Il
m’insulte.
« Sale cafteuse ! Pourquoi tu nous as dénoncés ? Moi et mes
copains on s’est fait enguirlander à cause de toi !
-C’est bien fait ! Fallait pas me mettre du dentifrice dans
les cheveux!
- C’était pour rire. On l’a fait à tout le monde.
- Et bien, il ne fallait pas me le faire à moi ! »
Et toujours avec la même colère, il me reprend tous les
illustrés qu’il m’avait prêtés. Ce qui m’amuse, c’est qu’il
ne pourra pas me reprendre les friandises. On dirait qu’il
le regrette…
Dommage que Benoît ne comprenne pas qu’il m’a blessée. Mon
père me donne raison.
« Il a manqué de délicatesse avec toi », me dit-il.
C’est vrai ! Je pensais avoir suffisamment d’importance aux
yeux de Benoît pour qu’il ressente l’envie de faire une
exception pour moi : ne pas me barbouiller comme les autres.
Demain, je quitte l’hôpital. J’irai embrasser Claire avant
mon départ. |
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